Words
(Attention, billet long mais vachement intéressant pour lequel la connexion d'au moins 18 neurones a été nécessaire).
Bien que je sois une fille plutôt informée, je rebondis rarement ici sur des faits d’actualités. Cependant, l’autre jour, alors que sur le chemin du bureau, j’écoutais distraitement France inter pour achever de me réveiller, une information a retenu mon attention. Un linguiste, chargé par le Ministre de l’Education d’un rapport sur l’acquisition du vocabulaire, proposait de faire apprendre aux enfants des listes de mots dès la maternelle.
Je suis de suite montée sur mes grands chevaux : «Quoââââ, mais c’est aux parents que revient ce rôle, c’est à nous d’inculquer un vocabulaire suffisant à nos enfants*». En plus, les propositions émises par la droite, tu vois…
[* Pour preuve, à la maison on assiste souvent à des dialogues de ce type :
La puce : «Maman, bien que je me sois déjà régalée de trois Kinder Pingoui et que l’heure du déjeuner soit toute proche, m’autoriseras-tu à assouvir plus complètement ma gourmandise en me délectant d’un quatrième ?»
Moi : «Il me semble mon enfant que tu profites de mon attendrissement qui confine parfois à la faiblesse pour obtenir ce que tu veux. Je crains malheureusement que pour un développement satisfaisant de ta personnalité, il te faille parfois connaître les affres de la frustration».
Dans la vraie vie, ça donne plutôt cela :
La puce, attaquant sauvagement la porte du frigo à coup de petits poings rageurs : «Veux du Piiiiiiiingouiiiiiiiiiiii»
Moi : «J’ai dit non, c’est non ! Et par pitié, arrête de brailler»]
J’oubliais l’information entendue le matin jusqu’à ce que je tombe sur un commentaire du linguiste en question dans Libé : «Lorsque les mots précis manquent aux élèves, c'est le sens qu'ils tentent de donner au monde qui s'obscurcit ». Purée, ça c’est envoyé ! J’ai relu la phrase de Monsieur Bentolila et en ai mesuré toute la portée qui rejoint celle d’une théorie que j’affectionne particulièrement.
Il n’aura échappé à personne que je suis une grande admiratrice d’Orwell, non seulement de son écriture parfaite et de son imagination remarquable mais aussi et surtout des idées qui se dégagent de ses œuvres.
A la première lecture de 1984, j’ai comme tout le monde retenu l'horreur du régime politique imaginé et l’histoire d’amour contrariée par les circonstances. A la deuxième, je me suis arrêtée à des détails que j’avais ignorés jusque là. Ce n’est qu’à la troisième lecture que j’ai été littéralement fascinée par l’idée sous-jacente.
Dans ce livre la mesure la plus liberticide de toutes est celle qui vise à appauvrir le vocabulaire. Orwell émet l’idée selon laquelle les idées ne peuvent naître si on ne possède pas les mots pour les formuler. En gros et pour faire simple, si on a pas les mots, on a pas les idées. En supprimant des mots –et leurs supports, les livres- on réduit la liberté la plus fondamentale, celle de la pensée (cf. les autodafés qui précédèrent l'instauration du nazisme). Les émotions et sentiments ne peuvent alors plus s’exprimer. Et quand on ne sait pas dire, il faut bien trouver un moyen de s’exprimer (et en règle générale, ce n'est pas par la douceur qu'on exprime la frustration).
La suggestion de Bentolila m’est de fait apparue moins révoltante. L’idéal serait effectivement que les parents assurent la transmission du vocabulaire par le biais du simple dialogue ou de l’accès à la lecture. Mais on sait bien que ce n’est pas toujours possible pour un tas de raisons économiques, sociales ou culturelles. Alors, s’il faut en passer par des listes…
Cependant, quelque chose continue de m’intriguer. Il me semble que les enseignants passent leur temps à parler aux enfants, je crois que pour la plupart, ils le font très bien, avec un vocabulaire adapté dans un véritable souci de transmission du savoir. Je réfute les idées du style «c’était mieux avant», «ah l’école d’antan, c’était autre chose» ou «j’te mènerai ça à la baguette». Pourtant quelque chose a changé : pourquoi certains arrivent à l’âge du collège sans savoir lire et écrire. Comment ont-ils fait pour passer au travers de l’enseignement qu’on leur a dispensé sans rien en retenir.
Qu’est ce qui amène un enfant encore petit à décrocher d'emblée ? Qu'est ce qui le pousse à déjà baisser les bras ?
Je n’ai pas de réponse, seulement des questions. Je ne suis pas Ministre de l'Education, hé, ho...
Une sublime chanson (de circonstance) :